Corps libérés

Après Pika-Don, Affrontement des corps et Enfermement des corps,voici la nouvelle page du libellé Tabou : l’œil de la camera.


Corps-évènement...
L'espace se construit en tant qu'il tient aux corps. Non pas les corps en action mais, ainsi que le décrit Antonioni au début des années 60,  les corps comme langage, comme évènement. Cassavetes donne le coup d'envoi avec Shadows (1959) où la gestuelle du corps commande la représentation des sentiments et de l'action. Suite de portraits de corps, de visages de gestes et d'instants, il représente un cinéma d'avant-garde ethnologique. Il a aussi une dimension politique dans la mesure où le passage à l'acte des pulsions s'exprime par une violence affective, érotique ou défensive, qui renvoie aux conflits profonds qui les ont déclenchés (racisme, pression sociale…).
Shadows
…s’étendant comme un virus

Le free cinéma britannique amplifie la rupture avec les modèles anciens. Avec A taste of honey (Un goût de miel-1961), Tony Richardson déchire le voile qui cachait des thèmes considérés Tabous jusqu’alors comme l’homosexualité, l’alcoolisme, le sexe ou l’avortement. D’autres mouvements se montrent aussi novateurs : les nouvelles vagues européennes et sud-américaines, l’underground et le hippisme américain (Easy rider, Hair….ou les films de la Factory). Ce sont des mouvements qui se caractérisent essentiellement par leur lutte contre l’autoritarisme, leur intention de rompre avec les deux pôles du corps social qui l’asphyxient : l’espace familial et scolaire et l’espace politique. C’est un état de conscience qui s’étend comme un virus. Avec Les 400 coups, François Truffaut nous offre en 1959 l’image de l’enfant, corps libéré dans sa course vers la mer, anticipant le fameux slogan de Mai 68 "sous les pavés, la plage"

Ce virus s’étend à l’Europe de l’Est dès 1960 avec des cinéastes comme Jiri Menzel et Milos Forman en Tchécoslovaquie…pour se transformer en pandémie dans les années 80 lorsque, lors d’une visite de Tito, l’artiste croate Sanja Ivekovic provoque le public en se masturbant et l’ukrainien Victor Zaretsky peint une blonde dans des dessous rouges devant des hauts-fourneaux, symboles du prolétariat…Les corps se dévoilent, les mouvements de libération sexuelle sortent de toutes les armoires. C’est la profanation des corps, l’abolition des frontières entre espace publics et privés.
Une autre approche est celle de la théâtralisation du corps dans son quotidien, qui sera développée par le groupe Factory de Andy Warhol,  dans lequel la collaboration avec Paul Morrissey  aboutit au premier film de la trilogie Flesh en 1968. Les films de la Factory deviennent des objets de culte dans la contre-culture hippie.  

corps en attente, en détente, préparatifs cérémoniaux sur la drogue, la prostitution ou le travestissement. La chanteuse Nico, qui avait été incorporée au groupe sera le trait d'union avec Philippe Garrel en France. Celui-ci portera à l'extrême cette étude du corps, en partant de l'image neutre, blanc lumineux ou noire (La cicatrice intérieure-1972). Plus tard,  Fassbinder saura traduire l'œuvre de Jean Genet dans une chorégraphie de corps désirants avec Querelle1982.



Querelle
 
Le corps-évènement c’est encore la pure démonstration de l’exigence de liberté et ce, depuis la ballade parisienne entre 5 et 7 de Cleo qui lutte contre le cancer (Cleo de 5 à 7-Agnès Varda-1961), jusqu’à près de 50 ans plus tard avec la révolte du pénitencier de Hunger dont nous avons déjà parlé. C’est cette exigence de liberté qui, pour en finir avec la douleur, mène l’individu ou le groupe à donner à ceux qui le demandent le shoot final : dernier pied de nez à une société hypocrite (Les invasions barbares -Denys Arcand-2003).


Il y a enfin la représentation de personnages en quête d’un état primitif qui permet au corps de se séparer de tout contexte dans cet évènement. Par exemple, Crash (David Cronenberg- 1996), L’île (Kim ki-Duk- 2000) ou encore ce couple qui, dans une maison isolée, pacte une série de leçons de sexualité féminine en quatre nuits (Anatomie de l’enfer- Catherine Breillat- 2004). La femelle cannibale dévore son amant et transforme su antre en un cadre de Delacroix revisité par Jeff Wall (Trouble every day- Claire Denis- 2001). Ces deux derniers films se situent dans un courrant que certains critiques nomment Nouvel extrémisme. Inspiré par Sade et Georges Bataille, via Pasolini, ce courrant semble décidé à rompre les tabous de la menstruation, la fellation, la pénétration, la mutilation. Pour Bruno Dumont qui, dans La vie de Jésus (1996), filme une pénétration : «Il ne peut y avoir de tabous au cinéma. On peut tout filmer. Reste à savoir de quelle manière».


Trouble every day


Le tabou qui plane sur le cinéma


Enfin, il y a la prolifération de films tournés et distribués dans des circuits marginaux avec peu de moyens, dont le célèbre Deep throat (Gorge profonde- 1975), et qui présentent des aspects divers de la sexualité non traités jusqu'à cette date, comme la perversion sexuelle, l'homosexualité ou le sadomasochisme. Un cinéma underground sans scrupules, qui sape les fondements de la culture de masse. C'est dans ces années 70 que s'instaure une politique de clivage qui renvoie toute représentation explicite de l'amour physique dans le domaine de la pornographie, donc de l'interdit en salles commerciales. L'industrie pornographique, –dont la transformation en fonction de l'évolution des technologies est si bien décrite dans Boogie Night (Paul Anderson- 1997), se fonde sur l'idée d'une obscénité des organes sexuels et apparaît ainsi comme l'autre versant du fondamentalisme religieux. Le corps dans sa libido, et surtout le corps féminin, devient un enjeu de pouvoir et d'argent.

Les pouvoirs établis n’ont trouvé aucun vaccin…sinon dans leur acharnement pour donner raison à Albert Camus lorsqu’il dit que tout ce qui dégrade la culture raccourcit le chemin qui conduit à l’esclavage.

Si nous ne savons pas jusqu'où peut aller la censure, nous savons d'où elle vient. Car depuis le fameux premier baiser du cinéma (The kiss) en 1896 dont la durée de 1mn provoqua le scandale, comment les choses ont-elle évoluées? Il est remarquable que ce soient les seins féminins qui marquent cette évolution –ce qui en dit long sur la relation entre nature et culture, lorsque l'on regarde ce qui se passe chez le voisin, qu'il soit peuple d'Amazonie ou subsaharien. Avec Méliès le nu féminin est toléré pour le buste, à condition qu'il soit immobile. Au début du parlant, les seins nus se montrent, puis vient le code Hays qui, dès 1934. va interdire la nudité aux EEUU et définir ce qui peut se montrer, et ce jusqu'en 1966, date à laquelle il est abandonné au profit d'un code très succinct. Pendant ce temps, l'Europe et le Japon sont moins regardants et de nombreux cinéastes refusent de porter un regard malsain sur la libido des corps. En 1958, Les amants de Louis Malle permet de suivre l'orgasme féminin provoqué par un cunnilingus suggéré. C'est surtout L'empire des sens de Nagisa Oshima qui tente en 1976 une investigation sur la sexualité explicite et repousse les limites de la censure, au-delà du sexe, vers la dégradation de la personne humaine. Il s'agit d'un défi à tous les tabous sexuels et à la forme socialisée de l'amour qui, de nos jours, hante encore nos écrans en nous faisant bailler. Oshima capte, dans une géométrie de plans, kimonos et corps dénudés, les signes de l'amour qui mènent à l'anéantissement, le plus intense des plaisirs qui conduit à la liberté totale, celle qui libère de la vie même.


En attendant… la vie insiste. Et dans la relation de pouvoir entre un être biologique et ce qui l’entoure se forme un espace obscur où règne une force inhérente à la nature : le tabou. Un espace peuplé d’acteurs fantasmagoriques, doués d’un langage aux intensités affectives dans un scénario fait de mythes et de symboles, qu’un certain Ministère de la Peur dirige si souvent sans rencontrer d’obstacles. Un espace obscur que les milieux culturels et sociaux doivent alors conquérir, ce que l’art cinématographique a pu démontrer dans les décades précédentes.

Enfermement des corps

Après Pika-Don et Affrontement des corps, voici la nouvelle page du libellé Tabou : l’œil de la camera.


A l'abri du dehors, tous les excès et toutes les crises peuvent être permises. L’incommunication entre générations et aussi les vieilles traditions, avec leurs châtiments corporels comme, par exemple, dans les Public School britanniques, sont dénoncées. Avec If…, Lindsay Anderson envoie, en 1968, un coup de poing à une société en pleine révolution sociale… ce que Eléphant (Gus Van Sant-2003) aurait probablement provoqué dans un contexte analogue.

Dans un monde clos, à l'abri des regards
… Les individus s'enferment dans leurs réactions contre la pression sociale et les tabous qu'elle éveille en eux. Que ce soit Le dernier tango à Paris, La maman et la putain, La grande bouffe, trois films sortis en 1973, les protagonistes poussent à l'extrême un mode de vie cloisonné et répétitif, étriqué et minable, reflet d'une société européenne qui se précipite sur le système de consommation. Mais ce sont aussi des productions d'avant-garde qui donnent aux sécrétions des corps, menstrues, vomissures, défécations, une force artistique, poétique, dans une "modernité" actualisée. Avec Théorème, Pasolini établira deux ans plus tard la condition nécessaire et suffisante pour qu'un entrepreneur sorte de son enfermement familial et se libère de ses vêtements pour aller bramer, nu, dans le désert.


Le monde clos de Théorème représente l’épuisement complet d’un milieu où l’Ange invité arrache à chacun ce qu’il cache : le père, la mère, les enfants et la servante. Comme dans la Susana de Buñuel (1951), les pulsions se doivent d’être exhaustives.


L'arme d'Eros
 
L'ange arrache à chacun ce qu'il cache...
 
L'ordre patriarcal est rétabli
 
Portes, barreaux aux fenêtres, patios fermés, Suzana est-elle l’ange enfermée ou le démon qui vient troubler l’ordre dans la famille catholique respectable ? C’est sous le signe de la croix que le pardon permettra à chacun de retrouver son rôle et de confirmer le patriarche dans son rang dominateur.



On retrouve ce monde clos chez Tsai Ming-ilang qui crée dans La Rivière (1997) un espace faussement ouvert où les personnages restent prisonniers, comme dans L'Ange Exterminateur de Buñuel, d'une virtualité, de l'impossibilité de réaliser leur devenir. Renvoyés à leur solitude, frustrés par les tabous auxquels les renvoient le corps social, laissant éclater leurs pulsions aussitôt amorties. Assaut incestueux de la mère, rencontres homosexuelles du père: ils ne se libèrent qu'en allant au bout de leurs mensonges, dans la reconnaissance du désir interdit, reconnaissance de l'un par l'autre –ici le père et le fils – et retour à cette conscience de soi que les préjugés sociaux avaient bridée.

Quand la société enferme
Le débat sur l'enfermement psychiatrique et le traitement des malades mentaux  parcourt un chemin difficile en Europe et ne parvient pas à avancer dans d’autres régions du monde. Le cinéma a été un véhicule essentiel sur ce thème. C’est d’abord La fosse aux serpents (The snake pit- Anatole Litvak-1948), puis l’œuvre de Tennessee Williams avec particulièrement Soudain, l’été dernier (Joseph Mankiewicz- 1959), bien sûr Vol au-dessus d’un nid de coucou (Milos Forman-1975) et enfin, très récemment Shutter Island de Scorcese. Mais comment oublier la représentation dévastatrice de l’enfermement que donne  Sam Fuller  dans Shock corridor (1963) comme par exemple cette séquence dans la zone des femmes...


De l’affrontement à l’enfermement, des années 1960 jusqu’à ce début de siècle, le corps devient objet de recherche. Le corps comme arme au service de tous les fanatismes ou des pouvoirs institutionnalisés dans ses excès idéologiques. C’est le témoignage de Pasolini qui, avant d’être assassiné, nous ramène à La République de Saló (Salò o le 120 giornate di Sodoma- Pasolini-1975). C’est le dernier enfermement possible, celui de la domination du corps et de ses flux territorialisés par l’art cinématographique, dans leurs cycles de manies, merde et sang. Tabou insupportable, la censure s’abattra longtemps sur le film.



Salo: inspection des corps


Traitant de l'enfermement carcéral avec Hunger, McQueen reprend en 2008 le témoignage du Saló de Pasolini avec les cycles "amour", "merde","sang", "mort". « Dans Hunger ; il n’y a pas de notion simpliste de héros, de martyre ou de victime » dit McQueen. Que devient l’acte politique lorsque la résistance au pouvoir se fait en étant le bourreau de son propre corps ? McQueen fait ainsi apparaître la notion, des plus actuelles, de « la conception des corps comme champ de bataille politique ». Ici, c'est le corps qui est interrogé. Le corps comme arme au service de tous les fanatismes, des pouvoirs institutionnels dans leurs excès idéologiques, ou le corps comme pure démonstration de l'exigence de liberté. Ce qui nous conduit à traiter de la libération des corps.

Hunger: grève d'hygiène



Le dossier TABOUS s'achève avec: Corps libérés

B (Texto de A à Z)

Le dossier Texto de A à Z regroupe des phrases ou textes d'auteurs. Ses mises à jour se feront en suivant l'ordre alphabétique.







Barbarie 
C'est l'inhumanité, le fascisme, le groupe contre l'individu, la norme contre la singularité, l'industrie contre l'art, l'image contre l'œuvre, le slogan contre le raisonnement.



Berbère
Il était l’étranger barbaroi pour le grec et devint barbarus pour les romains, celui, ni grec ni romain, qui est en dehors de la civilisation gréco-romaine. Quant à ceux qui vivaient au sein même de cette civilisation, ces étrangers dans la ville, bien que privés de la citoyenneté, s’impliquaient néanmoins dans la vie politique (lire Saber Mansouri: "Athènes vue par ses métèques". Dans leur conquête de l’Ouest, les arabes, héritant de la dénomination, nommèrent barábir les peuples du nord de l’Afrique. Il y en a qui disent que ces peuples furent nommés mauri (maures) par les grecs et les romains. Mais celui que l’on continue de nommer berbère se réfère à lui-même et à son peuple comme amazigh : les hommes libres.

Tannerie au Maroc



Beauté
L'exquise impossibilité de décider de la véritable nature de ce que l'on voit.
«La beauté est le commencement de la terreur que nous pouvons supporter» (Rilke, repris par J.L.Godard dans les années 1980). Dans "Prisoner/Terrorist" de Masao Adachi le narrateur dit, avant de partir au combat:
«Il se peut que la beauté ait renforcé nôtre décision». « Les mathématiques, considérées à leur juste mesure, possèdent non seulement la vérité, mais la beauté suprême, une beauté froide et austère, comme celle d'une sculpture, sans référence à une partie de notre fragile nature, sans les effets d'illusion magnifiques de la peinture ou de la musique, pourtant pur et sublime, capable d'une perfection sévère telle que seulement les plus grands arts peuvent la montrer».(Bertrand Russell)

Hokusaï



Biopouvoir
«La vieille puissance de mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant soigneusement recouverte par l'administration des corps et la gestion calculatrice de la vie. Pour la première fois sans doute dans l'histoire, le biologique se réfléchit dans le politique, L'homme pendant des millénaires est resté ce qu'il était pour Aristote: un animal vivant capable d'une existence politique. L'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question» (Michel Foucault).