"Paris n'a pas été innondé"-Roland Barthes


A Macon en 1955




Texte paru dans  Mythologies[1] (Textes écrits entre 1954 et 1956) p.65

Malgré les embarras ou les malheurs qu’elle a pu apporter à des milliers de Français, l’inondation de janvier 1955 a participé de la Fête, plus que de la catastrophe.
D’abord, elle a dépaysé certains objets, rafraichi la perception du monde en y introduisant les points insolites et pourtant explicables : on a vu des autos réduites  à leur toit, des réverbères tronqués, leur tête  seule surnageant comme un nénuphar, des maisons coupées comme des cubes d’enfants, un chat bloqué plusieurs jours sur un arbre. Tous ces objets quotidiens ont paru tout d’un coup séparés de leurs racines, privés de la substance raisonnable par excellence, la Terre. Cette rupture a eu le mérite de rester curieuse, sans être magiquement menaçante : la nappe d’eau a agi comme un truquage réussi mais connu, les hommes ont eu le plaisir de voir des formes modifiées, mais comme toute « naturelles », leur esprit a pu rester fixé sur l’effet sans régresser dans l’angoisse vers l’obscurité des causes.la crue a bouleversé l’optique quotidienne, sans pourtant la dériver vers le fantastique ; les objets ont été partiellement oblitérés, no  déformés : le spectacle a été singulier mais raisonnable.

Toute rupture un peu ample du quotidien introduit à la Fête : or, la crue n’a pas seulement choisi et dépaysé certains objets, elle a bouleversé la cénesthésie même du paysage, l’organisation ancestrale des horizons :  les lignes habituelles du cadastre, les rideaux d’arbres, les rangées de maisons, les routes, le lit même du fleuve, cette stabilité angulaire qui prépare si bien les formes de la propriété, tout cela a été gommé, étendu de l’angle au plan : plus de voies, plus de rives, plus de directions : une substance plane qui ne va nulle part, et qui suspend ainsi le devenir de l’homme, le détache d’une raison, d’une ustensilité des lieux.

Le phénomène le plus troublant est certainement la disparition même du fleuve : celui qui est la cause de tout ce bouleversement, n’est plus, l’eau n’a plus de cours, le ruban de la rivière, cette forme élémentaire de toute perception géographique, dont les enfants, justement, sont si friands, passe de la ligne au plan, les accidents de l’espace n’ont plus aucun contexte, il n’y a plus de hiérarchie entre le fleuve, la route, les champs, les talus, les vagues terrains : la vue panoramique perd son pouvoir majeur,  qui est d’organiser l’espace comme juxtaposition de fonctions. C’est donc au centre même des réflexes optiques que la crue porte son trouble. Mais ce trouble n’est pas visuellement menaçant (je parle des photos de presse, seul moyen de consommation vraiment collective de l’inondation) : l’appropriation de l’espace est suspendue, la perception est étonnée, mais la sensation globale reste douce, paisible, immobile et liante ; le regard est entrainé dans une dilution infinie ; la rupture du visuel quotidien n’est pas de l’ordre du tumulte : c¡est une mutatio9n dont on ne voit que le caractère accompli, ce qui en éloigne l’horreur.

A cet apaisement de la vue, engagée par le débordement des fleuves calmes dans un suspens des fonctions et des noms de la topographie terrestre, corresponde évidemment tout un mythe heureux du glissement : devant les photos d’inondation, chaque lecteur se sent glisser par procuration. D’où le grand succès des scènes où l’on voit des barques marcher dans la rue : ces scènes sont nombreuses, journaux et lecteurs s’en sont montrés gourmands. ÇC’est que l’on y voit accompli dans le réel le grand rêve mythique et enfantin du marcheur aquatique. Après des millénaires de navigation, le bateau reste encore un objet surprenant : il produit des envies, des passions, des rêves : enfants dans leur jeu ou travailleurs fascinés par la croisière, tous y voient l’instrument même de délivrance, la résolution toujours étonnante d’un problème inexplicable au bon sens : marcher sur l’eau. L’inondation relance le thème, lui donne pour cadre piquant la rue de tous les jours : on va en bateau chez l’épicier, le curé entre en barque dans son église, une famille va aux provisions en canoë.

A cette sorte de gageure, s’ajoute l’euphorie de reconstruire le village ou le quartier, de lui donner des chemins nouveaux, d’en user un peu comme d’un lieu théatral, de varier le mythe enfantin de la cabane par l’approche difficile de la maison-refuge, défendue par l’eau même, comme un château fort ou un palais vénitien. Fait paradoxal, l’inondation a fait un monde plus disponible, maniable avec la sorte de délectation que l’enfant met à disposer ses jouets, à les explorer et à en jouir. Les maisons n’ont plus été que cubes, les rails lignes isolées, les troupeaux,  masses transportées et c’est le petit bateau, le jouet superlatif de l’univers enfantin, qui est devenu le mode possessif de cet espace disposé, étalé, et non plus enraciné.

 Si l’on passe des mythes de sensation aux mythes de valeur, l’inondation garde la même réserve d’euphorie ; la presse a pu y développer très facilement un dynamique de la solidarité et reconstituer au jour le jour la crue comme un évènement groupeur d’hommes. Cela tient essentiellement à la nature prévisible du mal : il y avait par exemple quelque chose de chaud et d’actif dans la façon dont les journaux assignaient d’avance à la crue son jour de maximum ; le délai à peu près scientifique imparti à l’éclatement du mal a pu rassembler les hommes dans une élaboration rationnelle du remède : barrages, colmatages, évacuations. Il s’agit de la même euphorie industrieuse qui fait rentrer une récolte ou du linge avant l’orage, lever un pont-levis dans un roman d’aventures, en un mot lutter contre la nature par la seule arme du temps.

Menaçant Paris, la crue a pu même s’envelopper un peu dans le mythe quarante-huitard : les Parisiens ont élevé des « barricades », ils ont défendu leur ville à l’aide de pavés contre le fleuve ennemi. Ce mode de résistance légendaire a beaucoup séduit, soutenu par toute une imagerie du mur d’arrêt, de la tranchée glorieuse, du rempart de sable qu’édifient les gosses sur la plage en luttant de vitesse contre la marée. C’était plus noble que le pompage des caves, dont les journaux n’ont pu tirer grand effet, les concierges ne comprenant pas à quoi servait d’étancher une eau que l’on rejetait dans le fleuve en crue. Mieux valait développer l’image d’une mobilisation armée, le concours de la troupe, les canots pneumatiques à moto-godilles, le sauvetage « des enfants, des vieillards et des malades », la rentrée biblique des troupeaux, toute cette fièvre de Noé emplissant l’Arche. Car l’Arche est un mythe heureux : l’humanité y prend ses distances à l’égard des éléments, elle s’y concentre et y élabore la conscience nécessaire de ses pouvoirs, faisant sortir du malheur même l’évidence que le monde est maniable.

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[1] Éditions du Seuil 1957-ISBN 978-2-7578-4174-4

Puissance et désinvolture-Roland Barthes


"The Set-up" (1949-Robert Wise): Le gangster Little Boy donne ses ordres à Danny pour truquer le combat de boxe entre Stoker et Tigger



Texte paru dans  Mythologies[1] (Textes écrits entre 1954 et 1956) p.77
Dans les films de Série noire, on est arrivé maintenant à un bon estuaire de la désinvolture : pépées à la bouche molle lançant leurs ronds de fumée sous l’assaut des hommes, claquements des doigts olympiens pour donner le signal net et parcimonieux d’une rafale ; tricot paisible de l’épouse du chef de bande, au milieu des situations les plus brûlantes. Le
Grisbi avait déjà institutionnalisé  ce gestuaire du détachement en lui donnant la caution d’une quotidienneté française.

Le monde des gangsters est avant tout un monde de sang froid. Des faits que la philosophie commune juge encore considérables, comme la mort d’un homme, sont réduits à une épure, présentés sous le volume d’un atome de geste : un petit grain dans le déplacement paisible des lignes, deux doigts claqués et à l’autre bout du champ perceptif, un homme tombe dans la même convention de mouvement. Cet univers de la litote, qui est toujours construit comme une dérision glacée du mélodrame, est aussi on le sait, le dernier univers de la féerie. L’exigüité du geste décisif à toute la tradition mythologique depuis le numen des dieux antiques, faisant d’un mouvement de tête basculer la destinée des hommes, jusqu’au coup de baguette de la fée ou du prestidigitateur. L’arme à feu avait sans doute distancé la mort, mais d’une façon invisiblement rationnelle qu’il a fallu raffiner sur le geste pour manifester de nouveau la présence du destin : voilà ce qu’est précisément la désinvolture de nos gangsters : le résidu d’un mouvement tragique qui parvient à confondre le geste et l’acte sous le plus mince des volumes.

J’insisterai de nouveau sur la précision sémantique de ce monde, sur la structure intellectuelle (et non pas seulement émotive) du spectacle. L’extraction brusque du colt hors de la veste dans une parabole impeccable ne signifie nullement la mort, car l’usage indique depuis longtemps qu’il s’agit d’une simple menace dont l’effet peut être miraculeusement retourné : l’émergence du revolver n’a pas ici une valeur tragique, mais seulement cognitive ; elle signifie l’apparition d’une nouvelle péripétie, le geste est argumentatif, non proprement terrifiant ; il correspond à telle inflexion du raisonnement dans une pièce de Marivaux : la situation est retournée, ce qui avait été objet de conquête est perdu d’un seul coup ; le ballet des revolvers fait le temps plus faible , disposant dans l’itinéraire du récit, des retours à zéro, des bonds régressifs analogues à ceux du jeu de l’oie. Le colt est langage, sa fonction est de maintenir une pression de la vie, d¡éluder la clôture du temps ; il est logos, non praxis.

Le geste désinvolte du gangster a au contraire tout le pouvoir concerté d’un arrêt : sans élan, rapide dans la quête infaillible de son point terminal, il coupe le temps et trouble la rhétorique. Toute désinvolture affirme que seul le silence est efficace : tricoter, fumer, lever le doigt, ces opérations impsent l’idée que la vraie vie est dans le silence, et que l’acte a droit de vie ou de mort sur le temps. Le spectateur a ainsi l’illusion d’un monde sûr, qui ne se modifie que sous la pression des actes, jamais dans celle des paroles ; si le gangster parle, c¡’est en images, le langage n’est pour lui que poésie, le mot n’a en lui  aucune fonction démiurgique : parler est sa façon l’être oisif et de le marquer. Il y a un univers essentiel qui est celui des gestes bien huilés, arrêtés toujours à un point précis et prévu, sorte de somme de l¡efficacité pure : et puis, il y a par-dessus quelques festons d’argot, qui sont comme le luxe inutile (et donc aristocratique) d’une économie où la seule valeur d’échange est le geste.

Mais ce geste, pour signifier qu’il se confond avec l’acte, doit polir toute emphase, s’amincir jusqu’au seuil perceptif de son existence ; il ne doit avoir que l’épaisseur d’une liaison entre la cause et l’effet ;  la désinvolture est ici le signe le plus astucieux de l’efficacité ; chacun y trouve l’idéalité d’un monde rendu à merci  sous le pur gestuaire humain et qui ne se ralentirait plus sous les embarras du langage : les gangsters et les dieux ne parlent pas, ils bougent la tête et tout s’accomplit.

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[1] Éditions du Seuil 1957-ISBN 978-2-7578-4174-4