Puissance et désinvolture-Roland Barthes


"The Set-up" (1949-Robert Wise): Le gangster Little Boy donne ses ordres à Danny pour truquer le combat de boxe entre Stoker et Tigger



Texte paru dans  Mythologies[1] (Textes écrits entre 1954 et 1956) p.77
Dans les films de Série noire, on est arrivé maintenant à un bon estuaire de la désinvolture : pépées à la bouche molle lançant leurs ronds de fumée sous l’assaut des hommes, claquements des doigts olympiens pour donner le signal net et parcimonieux d’une rafale ; tricot paisible de l’épouse du chef de bande, au milieu des situations les plus brûlantes. Le
Grisbi avait déjà institutionnalisé  ce gestuaire du détachement en lui donnant la caution d’une quotidienneté française.

Le monde des gangsters est avant tout un monde de sang froid. Des faits que la philosophie commune juge encore considérables, comme la mort d’un homme, sont réduits à une épure, présentés sous le volume d’un atome de geste : un petit grain dans le déplacement paisible des lignes, deux doigts claqués et à l’autre bout du champ perceptif, un homme tombe dans la même convention de mouvement. Cet univers de la litote, qui est toujours construit comme une dérision glacée du mélodrame, est aussi on le sait, le dernier univers de la féerie. L’exigüité du geste décisif à toute la tradition mythologique depuis le numen des dieux antiques, faisant d’un mouvement de tête basculer la destinée des hommes, jusqu’au coup de baguette de la fée ou du prestidigitateur. L’arme à feu avait sans doute distancé la mort, mais d’une façon invisiblement rationnelle qu’il a fallu raffiner sur le geste pour manifester de nouveau la présence du destin : voilà ce qu’est précisément la désinvolture de nos gangsters : le résidu d’un mouvement tragique qui parvient à confondre le geste et l’acte sous le plus mince des volumes.

J’insisterai de nouveau sur la précision sémantique de ce monde, sur la structure intellectuelle (et non pas seulement émotive) du spectacle. L’extraction brusque du colt hors de la veste dans une parabole impeccable ne signifie nullement la mort, car l’usage indique depuis longtemps qu’il s’agit d’une simple menace dont l’effet peut être miraculeusement retourné : l’émergence du revolver n’a pas ici une valeur tragique, mais seulement cognitive ; elle signifie l’apparition d’une nouvelle péripétie, le geste est argumentatif, non proprement terrifiant ; il correspond à telle inflexion du raisonnement dans une pièce de Marivaux : la situation est retournée, ce qui avait été objet de conquête est perdu d’un seul coup ; le ballet des revolvers fait le temps plus faible , disposant dans l’itinéraire du récit, des retours à zéro, des bonds régressifs analogues à ceux du jeu de l’oie. Le colt est langage, sa fonction est de maintenir une pression de la vie, d¡éluder la clôture du temps ; il est logos, non praxis.

Le geste désinvolte du gangster a au contraire tout le pouvoir concerté d’un arrêt : sans élan, rapide dans la quête infaillible de son point terminal, il coupe le temps et trouble la rhétorique. Toute désinvolture affirme que seul le silence est efficace : tricoter, fumer, lever le doigt, ces opérations impsent l’idée que la vraie vie est dans le silence, et que l’acte a droit de vie ou de mort sur le temps. Le spectateur a ainsi l’illusion d’un monde sûr, qui ne se modifie que sous la pression des actes, jamais dans celle des paroles ; si le gangster parle, c¡’est en images, le langage n’est pour lui que poésie, le mot n’a en lui  aucune fonction démiurgique : parler est sa façon l’être oisif et de le marquer. Il y a un univers essentiel qui est celui des gestes bien huilés, arrêtés toujours à un point précis et prévu, sorte de somme de l¡efficacité pure : et puis, il y a par-dessus quelques festons d’argot, qui sont comme le luxe inutile (et donc aristocratique) d’une économie où la seule valeur d’échange est le geste.

Mais ce geste, pour signifier qu’il se confond avec l’acte, doit polir toute emphase, s’amincir jusqu’au seuil perceptif de son existence ; il ne doit avoir que l’épaisseur d’une liaison entre la cause et l’effet ;  la désinvolture est ici le signe le plus astucieux de l’efficacité ; chacun y trouve l’idéalité d’un monde rendu à merci  sous le pur gestuaire humain et qui ne se ralentirait plus sous les embarras du langage : les gangsters et les dieux ne parlent pas, ils bougent la tête et tout s’accomplit.

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[1] Éditions du Seuil 1957-ISBN 978-2-7578-4174-4